Plongez dans l’intrigue dès les premières lignes

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“LA FUITE”

 

« La reine est morte. Vive le roi ! »

Ogai regardait son sabre duquel le sang dégoulinait sur la dépouille de la souveraine. Au terme d’une bataille sans merci, lui et ses neuf mercenaires avaient éliminé un à un la trentaine de membres de la garde rapprochée de la reine. D’ailleurs, quand il leva la tête, il put constater que sur les neufs hommes qui l’accompagnaient, seul un avait survécu. Ce dernier accourut vers lui, tout essoufflé :

« Ogai ! Nous avons réussi ! Il ne reste que nous deux mais nous avons réussi ! La reine est morte et avec elle toute l’élite de ses gardes. Désormais rien ne nous empêche de nous emparer du royaume de Genib, plus personne ne peut s’opposer à nous.

Ogai tremblait encore et était légèrement étourdi par la prouesse accomplie : après s’être infiltrés de nuit dans le château, ils avaient réussi à s’approcher au plus près des appartements privés de la reine avant d’être repérés. Ils eurent à engager un combat féroce avec tous leurs poursuivants jusqu’à parvenir à sceller la salle du trône où la souveraine s’était retranchée avec sa garde d’élite. Ils purent ainsi accomplir leur basse besogne…

Il restait silencieux devant la scène macabre de la salle du trône. Une femme était morte, le sol était jonché de cadavres, le sang avait coulé à profusion, les rideaux avaient été lacérés, le trône avait été éventré mais son acolyte avait dit vrai. Ils avaient effectivement mené à bien leur mission et Ragan, le roi d’Arcadie, ne tarderait pas à les récompenser, comme promis.

– Ragan va nous couvrir d’or ! Tout l’or qu’on veut ! A nous deux, nous allons nous partager l’or qui nous était promis à nous dix. Nous serons riches !

Ogai eut un haut-le-corps. Il fut pris de nausées et une horrible migraine lui martelait la tête. Il voulut s’écrouler par terre mais son corps refusait de bouger. Il était comme pétrifié même si une force irrésistible avait submergé son bras armé et le préparait à frapper encore une fois, un ennemi invisible.

– Ogai ? Qu’as-tu ? Pourquoi es-tu aussi silencieux ? Viens ! Rentrons au royaume alerter Ragan que la reine est morte et que c’est maintenant lui le roi. Le roi des deux royaumes ! »

Quand il lui tourna le dos, Ogai leva son sabre en un éclair et pourfendit son camarade. Le mercenaire hurla en tombant sur le flanc. Il bascula sur le dos et considéra son ancien allié d’un regard piteux :

« Pourquoi ? Pourquoi m… »

Mais Ogai l’acheva sans pitié en lui enfonçant le sabre dans le cœur. Même s’il était encore plus étourdi après l’acte de traîtrise qu’il venait de commettre, il avait fini par avoir un tout autre dessein pour le trône de Genib.

Vraiment ? Tout l’or qu’ils voulaient ? Ragan serait certes généreux mais certainement pas au point de leur donner tout l’or qu’ils voulaient. De plus, leur donnerait-il plus d’or qu’ils ne pourraient s’emparer dans le royaume de Genib sachant que le pouvoir était vacant ? Ogai avait commencé à le réaliser dès lors qu’il avait assassiné la reine : il serait bien plus riche et bien plus puissant en étant le roi de Genib qu’en étant le vulgaire tueur à gage du roi d’Arcadie.

Aussi étrange que cela pût paraître, il se trouvait maintenant seul au milieu d’une quarantaine de cadavres dans la pièce la plus symbolique du pouvoir royal. La force qui se trouvait concentrée dans son bras armé s’était désormais répandue dans tout son corps : il avait terriblement peur. Ses muscles étaient tellement tendus qu’il avait été paralysé quelques minutes plus tôt. Heureusement, il n’avait plus mal à la tête puisque pour lui, tout était devenu clair. Il était encore temps de retourner en arrière mais la situation était tellement inédite qu’elle lui suscitait une excitation extrême.

Il jeta un dernier regard sur le corps de son ancien camarade et soupira.

Il n’y aura pas de roi pour deux royaumes, songea-t-il, il n’y aura pas non plus une réunification des deux royaumes. Ragan ne sera pas le roi de Genib parce que c’est moi qui vais hériter du trône. Moi et moi seul. C’est moi qui ai risqué ma vie et celles de mes camarades pour arriver jusqu’ici. Pourquoi le livrerais-je à Ragan en échange de quelques pièces d’or quand je peux accaparer des charriots entiers en tant que roi ? Pourquoi rentrerais-je à Arcadie alors que je peux mener une vie fastueuse et pleine de délices ici ? Pourquoi irais-je me soumettre à Ragan alors qu’aujourd’hui, j’ai obtenu le même statut que lui.

Il leva son sabre encore reluisant de rouge et le considéra avec contentement.

Je ne le crains pas car je suis son égal. Il devra composer avec cette amère réalité. S’il veut le trône, qu’il vienne le prendre par la force. Mon sabre et moi le recevrons comme il se doit.

On criait derrière la porte de la salle du trône. Les conseillers de la reine certainement. Le régicide reprit peu à peu ses esprits.

Ceci dit, je n’ai aucune légitimité en tant que souverain et n’importe quel roturier le verrait dès le premier coup d’œil. Sale et couvert de sang, je ressemble plus à un démon de l’enfer qu’à un roi. Pour cela, il me suffit juste de faire croire que je suis d’origine royale et tous les habitants de Genib me respecteront. Les gens de la masse respectent toujours les seigneurs de guerre. Ils les craignent même.

Il courut vers le corps de la défunte reine et arracha le magnifique diadème qui ornait ses cheveux. Il s’éloigna d’elle mais repartit en arrière. Il retira brutalement le large bracelet serti de pierres précieuses qui lui décorait le poignet. L’or du diadème était extrêmement malléable alors il parvint à réduire ses dimensions des mains en le pliant en deux. Il ramassa sa cape rapidement et la passa autour du cou : elle avait été relativement épargnée par les affres du combat. Par un artifice aussi amateur que maladroit, il disposa le diadème faisant office de gigantesque pendentif sous le menton, au niveau du bouton qui fermait la cape. Il replia le bracelet sur la lame de son sabre, juste au-dessus de la garde. Il avait désormais un sabre d’une valeur inestimable, un sabre que personne d’autre qu’un roi ne pouvait posséder. Avec un peu de chance, personne ne se rendrait compte de la supercherie. Ogai espérait que les conseillers de la reine attacheraient plus d’importance au sinistre spectacle qu’offrait la salle plutôt qu’à son apparence.

On tapait de l’autre côté de la porte. Ogai inspira profondément et marcha avec fermeté vers sa nouvelle vie, son nouveau monde. Il devait faire forte impression pour distiller cette aura de seigneur de guerre que les gens aimaient à craindre alors il retira la lourde et solide barre de sécurité et d’un puissant coup de pied, il fit valser les portes de la salle du trône.

Il se tint là, les jambes écartées pour se donner de l’envergure, le sabre au clair et rutilant, l’œil dur et déterminé. Il toisa du regard ceux qui se trouvaient devant lui comme pour leur signifier qu’ils ne valaient rien comparés à lui, le nouveau roi.

Mais en réalité il avait peur ! Il était mort de peur ! Outre les anciens conseillers de la reine, des dizaines et des dizaines de soldats se pressaient pour voir qui était sorti vainqueur de la salle du trône. S’ils décidaient de lancer l’assaut contre lui, il n’aurait aucune chance de s’en sortir vivant. Mais son attitude et son apparence trompeuses eurent l’effet escompté et, tout le monde en convint : il était impressionnant. Pour achever de les en convaincre davantage, avec un peu d’esbroufe, il leva lentement son sabre à hauteur du visage. Il tenait la lame horizontalement sous le nez sans quitter des yeux l’assistance. Soudain, d’un geste brusque et vif, il donna un coup vers le sol. Le sang frais qui se trouvait sur la lame gicla au sol en claquant sèchement.

Lorsque les anciens serviteurs et soldats de la reine virent avec quelle adresse et dextérité il égoutta sa lame, ils avaient alors décidé que cet homme inconnu, grand, fort, massif, était un beau souverain, clairement légitime.

« C’est Ragan ?

Ogai leva un sourcil d’étonnement.

– C’est lui Ragan ?

– Quelle carrure ! Pas étonnant qu’il soit venu à bout de la garde rapprochée de la reine et de la reine elle-même !

– Regarde un peu ce magnifique sabre serti de pierres précieuses !

– Cette broche scintillante qui lui sert à fermer sa cape !

– Ce n’est clairement pas n’importe qui ! »

Ainsi se laissaient aller à leurs commentaires élogieux les proches de la reine ainsi que ses anciens soldats.

Et là, Ogai eut une idée lumineuse. Ce n’était pas le but initial mais cela valait la peine d’essayer. D’un geste plein de vigueur et de majesté, il leva le bras en direction de l’assistance et… les anciens conseillers de la reine accoururent pour le servir.

– La reine est morte ! Désormais, c’est moi, Ragan, le roi de Genib.

Tandis qu’il parlait avec hauteur, certains conseillers lui époussetaient les vêtements tandis que d’autres s’accroupirent pour lui nettoyer ses bottes. Il faillit éclater de rire mais se retint à temps en esquissant un léger sourire.

La frontière entre les deux royaumes était loin d’être poreuse, au contraire, et cela faisait bien vingt années qu’elle était fermée et que personne ne se rendait dans le pays limitrophe. Ainsi, personne ou presque ne savait à quoi ressemblait le souverain du royaume d’à côté. Ogai comptait sur cette ignorance partagée pour dérouler son plan.

Je les ai dupés ! Aux yeux des habitants de ce pays, Ragan et moi ne formons qu’une seule et même personne. Toutefois, ils se rendront compte rapidement qu’il y a deux Ragan : un à Arcadie, le vrai Ragan et un à Genib, moi. Dès lors, il me faudra agir tout aussi rapidement pour étouffer les potentielles contestations et autres rumeurs. Par ailleurs, Ragan ne restera pas là les bras croisés. Je lui avais promis de lui ramener la tête de la reine. Au final, j’ai certes pris sa tête mais c’était pour mieux poser sa couronne sur la mienne ! Lui qui pensait faire d’une pierre deux coups en se débarrassant de moi et de la reine en même temps, lui qui voulait réunir les deux royaumes en un seul sous sa férule, lui qui voulait à tout prix éviter une guerre… Il sera bien surpris de savoir qu’un sosie a pris sa place à Genib. Il sera fou de rage quand il l’apprendra et il enverra probablement son armée pour essayer de conquérir mon royaume. Mais les gens ici sont orgueilleux et tenaces. Ils ne se laisseront pas faire et défendront leur souveraineté… et mon royaume aussi ! Pour preuve, je…

« Ogai ! Réveille-toi. Le temps est venu. Arcadie, ton pays natal a besoin de toi. Tu… »

« Une femme ?… »

***

Ken Kurokawa

Extrait I, EPIQUE

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